Autobiographie d'une pilote nonordinaire | 05/07/2018 |
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Dimanche 21 janvier 2007. L’avion atterrit à l’aéroport d’Antalya vers le soir. Je pose mon pied sur le sol turc et, levant les yeux autour de moi, admire l’immense baie d’Antalya baignée de la lumière crépusculaire des hautes montagnes enneigées qui descendent jusqu’à la mer cependant que, dans le ciel, à peine incliné, Hilal, le premier croissant de Lune plus fin qu’un cheveu d’ange, rayonne au milieu de mille étoiles. Je suis en Turquie, à ma place. Tout est bien.
Mon ami Boris, jeune copilote rencontré à Alger, m’a ouvert sa maison et c’est là que j’installe mes bagages. Son accueil est fort convivial et savoir que je peux rester chez lui aussi longtemps que je le souhaite me réconforte grandement. Il m’offre une petite chambre au milieu de son immense appartement où, pour cette première nuit en terre turque, je gèle comme un glaçon. Le vent tel un blizzard passe à travers les fenêtres mal jointes et j’ai la sensation d’être sur un iceberg en pleine nuit des glaces. Je découvre que l’hiver à Antalya, loin d’être tropical, peut être carrément polaire. Peu importe. Je suis là et j’entends bien rester sur cette terre. Mon sankalpa est fort. Quoi qu’il arrive, la priorité est à la stabilité, même si les conditions de vie ne sont pas idéales, même si des difficultés surviennent. J’ai enfin compris que, où que l’on soit, il y a des bons et des moins bons côtés dans la vie et par dessus tout, j’ai appris à accepter les expériences de la vie, qu’elles soient plaisantes ou non plaisantes avec le regard du yogi et le contentement, santosh’ qui permet de considérer toute expérience comme une marche pour avancer sur le chemin spirituel.
Ainsi, ma vie à Antalya commence. La maison de Boris est en fait un immense appartement perché au onzième étage d’une tour parquée dans une citée entourée de grands murs, le long desquels des vigiles armés et uniformisés montent la garde. Une ambiance à mille lieux de ce que j’avais connu en Algérie lorsque tous les Turcs cohabitaient fraternellement à l’hôtel d’Alger. Mais c’est le modèle ici en Turquie. « Tamam[1] ! D’accord ! » pensé-je, tout en soupçonnant que je ne pourrai guère m’éterniser longtemps dans cet environnement de béton, de gardes et de barrières, fussent-ils turcs. Quoi qu’il en soit, Boris est très généreux et son hospitalité me permet de prendre un premier contact avec le pays que j’ai choisi pour les prochaines années de ma vie. Mais est-ce vraiment moi qui l’ai choisi ?
Lors du petit déjeuner que nous prenons sur la terrasse arrosée d’un soleil matinal faisant oublier la froideur de la nuit, Boris m’annonce en lisant son journal que samedi suivant, les derviches tourneurs seront à Antalya, afin de donner un sema[2] au centre culturel Atatürk. Il connaît l’attraction qu’exercent sur moi les Soufis aussi me propose-t-il sur le champ de m’y accompagner. Joie intense. La semaine se passe entre les vols de Boris et mes explorations timides de la cité d’Antalya. Boris m’a prêté un vélo, ce qui améliore grandement ma capacité à m’aventurer çà et là sans avoir besoin de causer. Car mes leçons de turc sur les plages chypriotes, pour bénéfiques qu’elles aient été, m’ont amené à un niveau qui rase encore les pâquerettes. Ce n’est pas grave ! Être simplement là, sur la terre turque, à pédaler au milieu des dédales de marchands, à entendre le doux chuchotement de cette langue orientale me porte dans une euphorie qui certainement colorera de douceur ma vision de la Turquie durant de longues années, occultant d’autres réalités…
Samedi arrive. Boris et sa jeune compagne, parés d’habits de soirée étincelants m’accompagnent au centre culturel situé à l’autre bout de la ville. Nous sommes en auto et ma surprise est grande de constater que des échangeurs autoroutiers traversent Antalya de toute part. Cette ville est décidément très moderne. Je vais de surprises en surprises.
Le spectacle des derviches me comble. Les larmes coulent silencieusement alors qu’ils tournent sur les musiques soufies. Je laisse mon âme se nourrir de ce qu’elle est venue chercher. Sa musique, Sa danse, Sa connexion. Sentir que je suis enfin en total accord avec mon âme, avec moi-même, me procure un bonheur d’une profondeur que je ne peux mesurer. C’est indescriptible, peut-être sans fond ni mesure d’ailleurs. C’est plein, total. Il n’y a rien à rajouter. De plus, j’apprends que l’année 2007 toute entière a été décrétée Année de Mevlana par l’Unesco qui célèbre ainsi le huit centième anniversaire de la naissance du maître soufi. Mevlana Cellaledin Rumi, le soufisme, les derviches tourneurs, leur message d’amour universel, de paix et d’entraide seront par conséquent à l’honneur dans le monde entier durant toute cette année. Je me sens en phase avec l’Univers.
*
Quelques jours après le sema, je vais au petit hammam, dans le cœur de la ville que l’on appelle Kaleiçi (on prononce Kalé Itchi, le château intérieur). Le hammam est très traditionnel, avec des plafonds en coupole de diverses hauteurs, percés de petits orifices ronds qui laissent passer une lumière tamisée et fraîche semblant descendre du ciel en rayons cosmiques. Ce jour-là je suis toute seule. Le silence vaporeux est animé du seul bruit cristallin des gouttes d’eau qui tombent çà et là du plafond dans les vasques de marbre. Un écho divin, une brume éthérique, une chaleur enveloppante, je me sens dans un lieu habité.
Vêtue d’une seule culotte, je m’allonge voluptueusement sur la grande plaque de marbre qui instantanément transmet sa chaleur à mon corps en demande.
Alors soudain, tout lâche en moi. Même ma tête, même mes cheveux qui se délient et s’étalent…
Me voilà, abandonnée dans les bras de l’Ami et ô mirage fabuleux, une fleur de lotus s’ouvre sur mon cœur pour s’épanouir à l’extérieur de ma poitrine.
À nouveau une vague de plénitude incommensurable me submerge et les sanglots secouent mon corps dénudé. J’ai tant pleuré à Rocklyn d’avoir été séparée, je pleure de nouveau car je me suis retrouvée. Et là, sur le sol de Turquie, au pays des Soufis et des coupoles habitées de vapeur divine, je sais que je deviens ce que je suis vraiment, moi-même tout simplement.
Laisse-toi être silencieusement attirée
Par la force de ce que tu aimes vraiment.
Rumi parle à mon cœur et le guide. Je m’abandonne…
Je pleure encore abondamment, seule au milieu des gouttelettes chantantes. La route a été longue et douloureuse mais je suis arrivée. Yogapushpa Fleur de yoga s’épanouit. Je le sais. Je le vois. Je le vis.
*
Parallèlement, mon ami Boris me rappelant à l’aspect matériel de la vie, me propose d’organiser pour moi un rendez-vous avec les chefs de Sky Airlines, compagnie dans laquelle il vole présentement. J’accepte avec une reconnaissance évidente, jubilant à l’avance de pouvoir voler en terre turque. Rendez-vous positif, test au simulateur brillant. Tout se déroule parfaitement pourtant mon impression est teintée d’un grand bémol : tout en adorant mon métier, je me sens m’en déconnecter doucement, inexorablement, comme mue par une force irrésistible. En outre, les chefs de Sky Airlines me sont apparus monstrueusement froids, inhumains, sans le moindre égard pour l’employé qu’ils semblent considérer comme un robot à leur service. À mille lieues de personnages tels que Don en Australie ou Pavlos à Chypre. Vais-je tenir le coup dans cette atmosphère ? Bien sûr j’ai mon sankalpa qui me donnera la force et la motivation. Et quoi qu’en dise mon âme pâmée d’amour pour l’Ami, il me faut, pour vivre sur la terre turque, une autorisation de résidence, un permis de travail et de l’argent. Donc un emploi. Et comme je ne sais que voler, j’accepte la proposition des chefs qui, derrière leur attitude presque méprisante, ont tout de même apprécié ma performance. Je débuterai en mars prochain, avec la saison touristique. Tamam !
*
J’ai donc du temps avant de commencer les vols. Alors tout naturellement je décide d’aller à Konya, la ville de Mevlana Celaleddin Rûmi et des derviches tourneurs…
Quel est l’assoiffé qui, arrivé au bord du lac,
Boit le reflet de la lune ?
*
[1] Tamam : d’accord, ok en turc.
[2] Sema : danse typique des derviches tourneurs, voir lexique.
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FIN DES EXTRAITS
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